J'AI FAIT UN RÊVE...
Vous avez peut-être déjà rêvé d'entrer sur la pointe des pieds dans une église romane, rêvé de surprendre un chantre pendant l'office... au VIe siècle. Qui sait, peut-être serait-il enfin possible d'entendre à nouveau ces chants qui arrachaient des larmes à saint Augustin, ces sons merveilleux qui avaient si bellement guidé la plume des copistes médiévaux et dont notre siècle semble avoir perdu le secret ?
Cent cinquante ans après l'invention de l'écriture musicale, saint Bernard de Clervaux rappelait : “Dans les choses de la foi et pour connaître le vrai, l'ouïe est supérieure à la vue”. Fini donc les monstres grimaçants à la tête des chapiteaux : l'architecture devra rester sonore avant tout. Le chant occupera la première place dans la vie du moine. Les écrits eux-mêmes seront lus, ruminés, afin de s'incorporer au vivant. Le temps devra l'emporter sur l'espace, la parole sur l'écriture.
Pour les frères qui y enchâssèrent leur vie, chanter au Thoronet fut assurément une expérience artistique. Musicale. On a, dès le premier instant, la certitude que les chants y ont pendant des siècles, porté la marque de la beauté. La résonance de l'Abbatiale, telle une grande fresque sonore, donne à la moindre mélodie, une dimension cosmique, comme si en elle, c'était toute la Création qui redevenait Louange et jubilation. Les psaumes, même quand ils parlent de choses rudes, retrouvent ici une beauté céleste, comme lavés des tracas du monde et purifiés de la méchanceté des hommes. Le chant embrase l'architecture comme le soleil embrase le matin dans une innocence retrouvée. Le son peut enfin épouser l'espace, la parole faire prier les pierres.
Les frères du Thoronet ont composé toute leur vie avec la dimension sonore de leur Abbaye, non pas comme un obstacle à surmonter, mais comme une royale voie d'accès à la connaissance de Dieu.
Imaginons un peu... Fête de la Pentecôte. Au milieu de la nuit, le veilleur sonne l'Office des Matines. Les frères s'arrachent à leur modeste couche, puis se laissent glisser vers l'église obscure et tiède où résonne déjà l'appel à la prière, le Psaume Invitatoire : « Venez, exultons pour le Seigneur» (Ps. 94). À peine tirés de leur sommeil, ils entrent dans l'église comme en un nouveau rêve, où tout le monde semble passer son temps à chanter et s'émerveiller. Mais n'est-il pas cistercien, justement, ce rêve de pureté absolue, ce rêve qui exclut tout ce qui pourrait distraire de l'unique Essentiel ? L'abbatiale, encore tout enténébrée, n'est plus qu'un instrument de musique au service du chant. Les quelques ombres qui hantent les murs sont celles de créatures sonores rejoignant leurs stalles. Dans cette caverne sacrée, l'ombre atteste la présence d'une réalité transcendante : le Verbe de Dieu, en qui sont créées toutes choses. L'architecture est le lieu où se déploie l'écho de cette Parole. D'interminables psalmodies, tel un message subliminal (mais pourquoi pas sublime ?) flottent ainsi chaque nuit sous la nef et bercent toutes ces bures assoupies, jusqu'au petit matin. Les têtes dodelinent, mais les corps vibrent ! Après ces psalmodies lancinantes, les répons étirent leurs mélodies savantes et parfois si suaves qu'on les croirait tout droit tombées du ciel, telles des langues de feu.
La rencontre avec le Thoronet suscite toujours une vive émotion.De 2008 à 2015, Les Chantres du Thoronet, qu'il fasse chaud ou qu'il fasse froid, se rendaient chaque dimanche dans cette belle abbatiale pour y chanter la messe en grégorien. Chacun pourra vous dire que, glisser ses pas dans ceux des frères du temps jadis, frôler les murs que leurs bures rêches ont si longtemps côtoyés, poser ses yeux sur les notes de musique qu'ils ont eux-mêmes chantées, lire les textes qu'ils ont, leur vie durant, déclamés en ce même lieu, procure un sentiment de fraternité intemporelle. Et il semble que tous aient, les frères jadis, les chantres aujourd'hui, le même Maître incomparable pour apprendre l'art du chant : l'Abbaye elle-même !
S'il reste sans doute impossible de se glisser dans l'oreille du temps pour y entendre vibrer la voix des premiers frères du Thoronet au XIIe siècle, le lieu lui-même nous enseigne tant de choses sur l'art des chantres qu'il est permis de rêver à l'extraordinaire beauté de leur chant…
Damien Poisblaud